Dans le sud-Annam avec la 2ème DB et un escadron de reconnaissance du Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc
1er février 1946
Réveil à 2h30. La nuit est d’un noir d’encre. Equipés en quelques minutes, nous sommes aussitôt dehors. De nombreux phares trouent l’obscurité, des moteurs ronflent partout. La colonne se rassemble. J’embarque avec ma section, formée en section d’assaut (grenades et mitraillettes) dans les véhicules prévus. Nous gagnons aussitôt notre place dans le convoi. Les automitrailleuses et scout-cars sont déjà partis pour éclairer notre route.
A 3h30, la « jeep » de tête démarre suivie par le « command-car » du colonel et le reste de la colonne. Rien d’intéressant ne survenant et le ronronnement régulier du moteur aidant, je ne tarde pas à sommeiller. A intervalles plus ou moins éloignés, des coupures de la route à moitié comblées impriment de violentes secousses aux véhicules. Je m’éveille en sursaut et à la lueur des phares, je me rends vaguement compte que nous sommes maintenant dans une forêt épaisse et haute.
Il me semble avoir vu aussi quelques paillottes achevant de flamber, mais tout cela se mêle dans mon cerveau alourdi et je m’endors à nouveau. Plus tard une nouvelle secousse m’éveille. Il fait jour maintenant. Nous sommes arrêtés dans une petite agglomération. La forêt est remplacée par des plantations d’hévéas et de caféiers. Le village est occupé par un groupe de Japonais en armes qui nous font force démonstrations d’humilité. Nous avons rattrapé les voitures de reconnaissance qui nous attendaient là. Après une courte halte que chacun met à profit pour se dégourdir les jambes, nous repartons. Le soleil est maintenant levé et la température s’élève rapidement. Nous roulons à vive allure sur une belle route bordée de plantations d’hévéas rangés impeccablement. C’est à ce moment que je m’aperçois de l’importance de la colonne : jeeps, voitures blindées du RICM et de la DB, voitures de dépannage, Génie, Artillerie, ambulances, etc…
Vers 10h la colonne stoppe. 10 minutes après, une violente détonation retentit à 200 mètres en avant. Chacun bondit sur son arme. Mais nous sommes renseignés aussitôt. Le Génie fait sauter un barrage d’arbres géants abattus en travers de la route. Un passage à peine frayé les « half-tracks » et « scout-cars » foncent car ces abattis sont tout frais et des paillottes en flammes indiquent la fuite récente des rebelles. Le reste de la colonne doit attendre qu’un bulldozer ait déblayé la route. Nous en profitons pour faire un casse-croûte bien accueilli. Vers midi nous démarrons à nouveau. Toute l’après-midi nous rencontrons des obstacles de même nature. La nuit nous surprend en pleine forêt tropicale et nous nous arrêtons. Le service de sécurité installé, chacun s’occupe d’organiser son « lit ». Une toile de tente étendue sur la route même, entre ou sous les camions, la couverture jetée dessus et le tour est joué. Des feux s’allument aussitôt et les boîtes de conserves réchauffent.
A 8 h, chacun est roulé dans sa couverture et fume la dernière cigarette. Bientôt on n’entend plus que le crépitement du feu où se chauffe le sous-officier de quart et les mille bruits qui peuplent une forêt vierge. Il m’était rarement arrivé de dormir aussi bien. La route échauffée pendant la journée nous rend cette chaleur et nous ne sentons pas la fraîcheur de la nuit.
2 février
Réveil à 6h30. Chacun s’ébroue et se lave à grande eau dans un petit torrent dont l’eau claire attire irrésistiblement nos corps couverts de sueur et de poussière. A 7h la colonne démarre dans un nuage de poussière. La journée sera fatigante et nous n’avancerons que de 15 kilomètres. Des heures entières le génie travaillera à dynamiter des abattis qui s’étendent sur des centaines de mètres. Accomplissant sa mission, ma section armée jusqu’aux dents franchit ces abattis, colonne par un et nous poussons une reconnaissance à pied à 12 kms en avant de la colonne. Nous sommes appuyés par une section de tirailleurs cambodgiens qui nous abandonnent en route trouvant que nous nous éloignons trop. A midi, nous entrons seuls dans un village qui vient d’être abandonné et dont quelques paillottes flambent avec les crépitements caractéristiques du bambou en flammes, crépitements qui ressemblent à s’y méprendre à une rafale d’arme automatique.
Nous arrêtons et le chef de section nous donne pour mission de trouver des victuailles car la faim nous tenaille (le corned-beef ne nourrit pas son homme). Un coup de carabine, une rafale de pistolet mitrailleur et nous « rappliquons » au village avec un chevreau et un buffle. En peu de temps, le chevreau sera dépouillé et découpé, le café grillé, moulu et préparé. Nous faisons un repas du « tonnerre de Dieu ».
A 13h30, les camions nous rattrapent, nous chargeons le buffle sur le notre et la colonne poursuit sa route. 10 kms plus loin nous sommes arrêtés par un pont détruit. La réparation demandera 3 jours au moins. Nous sommes en plein pays « Moï », dans la forêt vierge. Le pont en question enjambe une rivière peu profonde mais très claire dont nous profitons tous. L’eau charrie de nombreuses particules de métal brillant. Est-ce de l’or ? Personne ne peut le dire.
3 février
Nous passons la matinée à grouper du ravitaillement. Avec quelques camarades je monte dans un camion et à toute vitesse nous retournons sur nos pas à la chasse de ces buffles à demi sauvages qui courent sur le bord de la route. Après une poursuite mouvementée, nous en abattons deux que nous ramenons au bivouac. Les bouchers me mettent aussitôt au travail car la viande doit être prête pour midi. Mais par malchance nous sommes tombés sur de vieilles bêtes. Malgré une longue cuisson, puis une mastication énergique, il faut y renoncer et se contenter des conserves.
Après une courte sieste, le commandant de compagnie nous rassemble et nous indique notre mission pour l’après-midi : nous allons partir en reconnaissance dans un village « Moï » situé dans la forêt.
Colonne par un, nous nous enfonçons dans des pistes à peine tracées, franchissant des torrents rapides, mais heureusement peu profonds. Après deux heures d’une marche épuisante nous apercevons les premières paillottes montées sur pilotis. Les Moïs qui se moquent du Vietminh et en général de toute question politique, mais mal renseignés par les rebelles, se sont enfuis abandonnant leurs armes de chasse. Nous ne trouvons que quelques jeunes filles beaucoup plus jolies que les Annamites. Nous ramassons des arcs en grand nombre de même que des carquois remplis de flèches empoisonnées. Après discussion ces armes sont laissées sur place et nous repartons.
Le guide, très peu sûr de lui, nous égare dans la forêt et nous ne regagnerons le bivouac qu’à la nuit. Notre boy indigène qui nous croyait tous morts nous accueille avec exubérance. Après un repas frugal et un bain dans l’obscurité à la rivière voisine, nous nous couchons absolument fourbus. Je suis de « quart » de minuit à 1h30. Au cours de mon service des bruits s’entendent dans le fossé qui borde la route. Je m’approche et aussitôt un bruit de fuite rapide me renseigne, c’était certainement un chat-tigre attiré par l’odeur et qui venait dévorer les entrailles des bêtes abattues le matin.
4 février
En principe nous devons nous reposer. Mais à midi un ordre arrive par radio : « renvoyer toutes unités 23ème RIC ». Ceci en vue de la campagne du Tonkin toute proche. Dès le lendemain matin : départ. Le retour sera rapide, la route étant déblayée. Telle est l’histoire de cette colonne, qui fût un déploiement de force et où pas un seul coup de feu ne put être tiré malgré la proximité des rebelles qui, tout au long du parcours, fuyaient à quelques mètres devant nous. Rien ne peut décrire non plus l’ivresse de ces repas sauvages, où dans la nuit moite des tropiques, à la lueur rougeoyante d’un feu de camp, des hommes bronzés et le torse nu mordent à même dans d’énormes morceaux de buffle rôti. On sent vraiment que l’homme n’est qu’un primitif et que toute cette « civilisation » n’est qu’un vernis trompeur.
Fait à Haiphong, le 21/03/1946
Bernard Bœuf
Correspondant de guerre « amateur »
A la CA1 du 23ème Régiment d’Infanterie Coloniale